EXTRAIT
La toile inachevée…
Les pinceaux étaient installés devant David. Toutes les formes et tailles de brosses étaient présentes. Il avait acheté deux châssis entoilés le matin dans la ville la plus proche. Et c’était avec un réel engouement qu’il rentra chez lui.
Le ciel était gris et la pluie commençait à tomber. Ce qui était une excellente entrée en matière pour développer son sens artistique. Une douce mélancolie hivernale s’installerait alors dans sa maison. Tous les éléments se mettaient en place un à un.
Il aurait aimé une ambiance feutrée, mais il lui fallait de la lumière pour peindre et beaucoup de lumière. Ce fut le seul inconvénient majeur qui perturbait sa pensée.
Il installa tout son matériel de peinture sur la table du salon, revisita ses couleurs une à une, il avait du choix à foison.
Cela faisait huit ans qu’il n’avait ressenti l’odeur de la peinture à l’huile. Cette odeur si particulière chargée de lin. Il dut même décoincer les bouchons de certains tubes avec une pince, tellement le temps était passé par là ! Il souriait en silence.
L’envie était revenue intacte, comme sur les bancs de son école primaire où la gouache imprégnait autant le papier que ses vêtements… De ses petits souvenirs confus, il ne restait que les remontrances de sa mère et du maître d’école !
Peu importait, à l’époque ils étaient inaptes à comprendre, David commençait sa petite vie de rebelle qui le rattrapa toute sa vie durant par la suite. Pour le moment, la tâche était tout autre !
Depuis des jours, il avait en tête son sujet. Les images étaient imprégnées dans son esprit… Mais à présent il fallait les réaliser… Jamais de sa vie il avait osé affronter cette expérience, il devait se fier à son instinct qui ne le trahissait jamais en principe…
Alors c’est en toute sérénité qu’il se pencha sur sa première toile afin d’y inscrire les premiers coups de crayon. Il s’y reprit à maintes reprises car il ne percevait pas ce que son cerveau lui dictait…
Cela sentait la catastrophe avant même d’avoir apposé une couleur quelconque.
Aie, aie, aie, ça démarrait bien mal… Il avait en tête de fusionner des corps nus enlacés entre eux et déjà les courbes qu’il réalisa ne satisfaisaient pas sa soif de perfection absolue.
Son modèle, était ancré dans sa mémoire, mais ne sortait pas jusqu’aux doigts de sa main… Il rectifia sans cesse son croquis.
Sans doute il aurait aimé qu’elle pose devant lui afin de s’imprégner de ses proportions et de sa beauté. Seulement dans son objectif, il devait réaliser des corps enlacés et il était hors de question de lui fournir un modèle masculin.
Et du coup impossible de peindre et d’être modèle à la fois. Non, il fallait qu’il se calque sur ses souvenirs… Se remémorer son corps tel qu’il le sentait…
Ce n’était pas manque de l’avoir caressé en tous sens durant toutes ses années… Bizarrement il se rappelait davantage des sensations qu’il avait éprouvé que de sa cambrure ou de la ligne parfaite de ses petits seins.
Alors il ferma les yeux, repensa aux souvenirs récents de sa belle Valérie entre ses bras, il revoyait ses propres mains parcourir, ses cuisses, ses hanches, son cou lorsqu’il en cherchait le creux pour l’embrasser en revoyant même les frissons que cela procuraient en elle… Son cerveau dessinait son corps à la perfection.
Chaque détail pourtant soigneusement gardé en lui ne suffisait pas à en dresser un portrait idéal. Même son sourire, ses yeux pétillants lorsque leurs regards se croisaient…
Tout paraissait tellement évident, il avait gardé en tête la douceur de sa peau de velours. Il était indiscutable qu’il avait tous les éléments en lui pour créer une œuvre au delà même de ses espérances.
Alors il s’acharna à retrouver l’essence fondamentale de ce qui motivait son cœur empli d’amour… Mais son esquisse restait insipide et froide… Il n’attrapait pas ce qu’elle dégageait au naturel…
Alors il fut déçu de ne pas pouvoir réaliser la plus belle toile au monde…
Il essaya tout de même d’y placer des couleurs, des ocres pour retrouver la teinte de sa peau mélangée à la sienne. S’y reprit à plusieurs fois en mélangeant les pigments… Il trouvait de savantes alliances de tonalités magnifiques. Lumineuses à souhait…
A force de retouches en tous genres, cela commençait à ressembler à un essai, guerre plus ! Les visages étaient approximatifs et les corps sans vie…
Le résultat était déjà condamné par avance. Seul y subsistait son intention première… Il dut à regret abandonner la partie.
Son projet initial fut une immense déception… Les pinceaux trempaient depuis dans le white spirit… Il avait toujours dans la tête de finir cette maudite toile, mais l’image de son choix premier s’évaporait au même rythme que l’essence où trempaient ses pinceaux…
La deuxième toile neuve attendrait… A moins qu’un sursaut d’inspiration vienne à son secours. Minerve, déesse et protectrice des arts, pourrait peut-être faire un geste pour lui un jour.
L’art est un métier difficile, et parfois l’artiste se sent bien seul face à lui-même ! Schubert a néanmoins réussi cet exploit en réalisant sa symphonie N°8 en deux mouvements juste avant sa mort. Le troisième mouvement ne comportant qu’une ébauche de 120 mesures…
De nos jours, elle s’appelle toujours la Symphonie Inachevée. On sent la maîtrise du compositeur par ses très belles lignes mélodiques et envolées instrumentales dans le deuxième mouvement.
Malheureusement ce fut une œuvre incomplète où le compositeur n’alla jamais au bout de ce qu’il avait prévu d’aller… Ni de ses rêves !
Notre ami David, avait eut cette même ambition, il voulait juste mettre en couleurs, son amour pour sa bien-aimée et lui offrir en gage de son attachement d’être présent dans son cœur d’un simple regard.
L’on peut s’interroger sur plusieurs choses, bien évidement l’artiste doit avoir un droit de regard sur ce qu’il créé, mais son jugement est-il exact et objectif ?
L’achèvement d’une œuvre doit-il correspondre au sens de l’auteur où plutôt à une vision primaire de l’emprunteur passager du temps ?
Et vous qu’en pensez-vous ?